Après le changement climatique, un nouveau cadre global pour la biodiversité
C’est déjà une évidence pour la plupart d’entre nous : si l’humanité souhaite ne pas compromettre les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer et continuer de vivre durablement dans un écosystème sûr, elle devra s’engager à respecter les neuf principales limites planétaires (Rockström et al., 2009). Parmi ces limites, le changement climatique, bien-sûr. Contrairement aux autres limites planétaires, c’est le thème qui bénéficie de la plus grande visibilité et qui recueille le plus d’intérêt et d’engagement de la part des entreprises financières et non financières. Cette prise de conscience s’est notamment accélérée depuis l’Accord de Paris de la COP 21 de novembre 2015, un accord qui résulte d’un succès diplomatique et médiatique sans précédent en ce qui concerne les conférences des parties (COP) de l’ONU sur le sujet des changements climatiques.
L’une des particularités de la COP21, qui lui a permis d’aboutir à l’Accord historique de Paris, a été la mise en avant à une échelle globale d’une approche pragmatique de la problématique climatique afin que celle-ci puisse facilement et rapidement être intégrée par l’ensemble de la communauté internationale. Cette approche pragmatique peut être résumée de la manière suivante :
“Une concentration atmosphérique dans l’atmosphère de gaz à effet de serre trop élevée mène à un réchauffement climatique. Ce réchauffement climatique doit être limité à 1,5°C ou 2°C. Pour cela, les émissions de ces gaz doivent cesser le plus vite possible afin de limiter cette concentration atmosphérique.”
Le fait de pouvoir aujourd’hui résumer la problématique du changement climatique de façon si simplifiée est le résultat du travail d’une large communauté scientifique spécialisée sur le sujet (le GIEC) qui est en mesure d’expliquer cette problématique de façon de plus en plus précise. Cela est également dû au succès de la COP21 qui a vulgarisé cette problématique et l’a très largement véhiculée à travers la planète. La problématique du changement climatique est aujourd’hui cadrée. Un objectif commun a été défini et le progrès des différents acteurs de la société vis-à-vis de cet objectif peut être mesuré.
Cette approche a permis à la COP21 d’avoir le succès qu’on lui connaît. Cette initiative, portée par les grandes institutions inter-gouvernementales et principalement l’ONU, a mené à la conceptualisation et à l’implémentation d’initiatives similaires émanant d’autres acteurs de la société, et notamment des régulateurs et des créateurs de normes.
Parmi ceux-ci, deux exemples probants :
- L’Union Européenne initie suite à la conférence, la création de son plan d’action pour le financement de la croissance durable, plan d’action portant dans sa phase initiale sur l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, qui voit le jour en 2018[1] ;
- La création de la “Task Force on Climate-related Financial Disclosure (TCFD)”, nouvelle norme internationale de reporting climatique volontaire pour les entreprises qui publie ses recommandations officielles, en 2017[2].
Aujourd’hui, tout acteur privé exerçant une activité en France doit étudier la question du changement climatique à travers des obligations de reporting auprès du régulateur français et du régulateur européen. Mais il doit également choisir parmi un ensemble de pratiques de marché et de normes portant sur ce sujet dont fait partie la TCFD. Il semble très probable que ces obligations se multiplient et se complexifient avec le temps.
Mais le changement climatique n’est qu’une des neuf limites planétaires à surveiller, et, dès cette année, ce n’est pas seulement du changement climatique dont les entreprises vont devoir se soucier dans le détail, mais également de la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.
Un procédé très similaire à celui du changement climatique est en train d’avoir lieu sur ce sujet :
- Comme pour ce qui concerne tous les sujets de recherche ayant participés à identifier les différentes limites planétaires, une communauté scientifique spécialisée sur l’ensemble des sujets composant le thème de la biodiversité et de la nature existe et identifie de mieux en mieux les différents risques liés à ce thème.
- La COP15 sur la biodiversité a eu lieu en décembre 2022, et, bien que la conférence n’a peut-être pas eu autant de succès diplomatique et médiatique que la COP21 sur les changements climatiques, elle annonce le début d’un intérêt de plus en plus prononcé de la communauté internationale. Malgré une couverture médiatique moins importante, celle-ci a également permis de mieux définir et délimiter le sujet de la biodiversité, et ainsi faciliter sa compréhension
- La réglementation, pourtant déjà focalisé sur le sujet du changement climatique, est en train d’implémenter certains aspects liés à l’érosion de la biodiversité et de la protection du capital naturel :
- Un des objectifs de la ‘taxonomie verte européenne’, texte central du plan d’action de l’union européenne pour le financement de la croissance durable est “la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes”[4]
- Le sujet de la biodiversité fait partie de l’Article 29 de la loi Énergie-Climat porté par le gouvernement français, un texte de loi que tous les investisseurs exerçant une activité en France connaissent aujourd’hui[5]
De nouvelles initiatives de place et normes sont nées, et notamment la “Task Force on Nature-related Financial Disclosure (TNFD)”, sœur jumelle de la TCFD se focalisant sur la nature et la biodiversité, qui publiera ses premières recommandations en Septembre 2023[6].
Pour la biodiversité, tout comme pour le climat, le schéma est le même. Une communauté scientifique identifie dans un premier temps un problème systémique lié à notre biosphère puis quantifie les risques associés. Les résultats de ce travail sont relayés par une conférence internationale qui cadre la problématique et la rend plus facile à comprendre. Enfin, les régulateurs et créateurs de normes se saisissent de la problématique, en adaptant les cadres déjà mis en place pour les problématiques climatiques à celles liées à la biodiversité.
La COP15 : un cadre mondial pour la biodiversité, et une cible spécifique pour les entreprises financières et non-financières
La Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15) à Montréal qui a eu lieu le 19 décembre 2022, réunissait 188 gouvernements, et a mené à un accord destiné à guider l’action mondiale en faveur de la nature jusqu’en 2030.
Présidée par la Chine et accueillie par le Canada, la COP15 a abouti à l’adoption du Cadre mondial pour la biodiversité (Global Biodiversity Framework – GBF) de Kunming-Montréal[7]. Le GBF a quatre objectifs globaux de protection de la nature, à savoir :
- Mettre un terme à l’extinction des espèces menacées due à l’homme et diviser par dix le taux d’extinction de toutes les espèces d’ici à 2050 ;
- Utiliser et gérer durablement la biodiversité afin de garantir que les contributions de la nature à l’humanité sont appréciées, maintenues et renforcées ;
- Partager équitablement les avantages découlant de l’utilisation des ressources ;
- Veiller à ce que des moyens adéquats de mise en œuvre du Global Biodiversity Framework soient accessibles à toutes les parties-prenantes, en particulier aux pays les moins avancés.
Ce nouveau cadre mondial pour la biodiversité est également composé de 23 cibles sous-jacentes, dont notamment les suivantes :
Cible 1 : Réduire à un niveau proche de zéro la perte de zones d’une grande importance pour la biodiversité et d’une grande intégrité écologique ;
Cible 2 : Restauration de 30% des écosystèmes terrestres et marins ;
Cible 3 : Conservation et gestion efficaces d’au moins 30% des terres, des zones côtières et des océans de la planète, alor qu’actuellement, 17% des terres et 8% des zones marines sont sous protection ;
Cible 15 : Exiger des sociétés transnationales et des institutions financières qu’elles surveillent, évaluent et divulguent de manière transparente les risques et les impacts sur la biodiversité de leurs opérations, portefeuilles, chaînes d’approvisionnement et de valeur.
Cible 16 : Réduire de moitié le gaspillage alimentaire mondial ;
Cible 18 : Supprimer progressivement ou réformer les subventions qui nuisent à la biodiversité à hauteur d’au moins 500 milliards de dollars par an, tout en renforçant les mesures d’incitation positive en faveur de la conservation et de l’utilisation durable de la biodiversité ;
Cible 19 : Mobiliser au moins 200 milliards de dollars par an de sources publiques et privées pour le financement de la biodiversité et porter les flux financiers internationaux des pays développés vers les pays en développement à hauteur d’au moins 30 milliards de dollars par an ;
Une des particularités de la COP15 concerne cette cible 15 qui porte spécifiquement sur le rôle des entreprises. Le cadre créé par la COP 21 et les Accords de Paris sur le sujet du changement climatique ne visait pas spécifiquement les entreprises lors de sa conception, et ces dernières furent progressivement concernées suite à la conférence. En revanche, le cadre mondial pour la biodiversité adresse le sujet directement. Malgré ce qui pourrait être considéré comme un succès moindre, la COP15 sur la biodiversité est un indicateur probant que les entreprises financières et non-financières vont devoir traiter ce sujet très concrètement dans les années à venir.
La biodiversité, sujet déjà bien visible dans la réglementation française et européenne
Le sujet de la biodiversité a déjà intégré la réglementation française et européenne à travers l’article 29 de la loi énergie-climat et la Taxonomie verte européenne.
Les institutions financières concernées par l’article 29, c’est à dire l’ensemble institutions exerçant une activité en France, doivent toutes indiquer leurs stratégies d’alignement avec les objectifs de long terme liés à la biodiversité, et effectuer ce même exercice pour tous les fonds sous gestion ayant plus de 500 millions d’euros d’encours. Dans les cas où les informations fournies ne seraient pas suffisantes, l’entité doit publier un plan d’amélioration.
Bien qu’à ce stade aucune contrainte spécifique ne s’applique à ce qui doit être communiqué par la société de gestion et ses différents fonds concernés, tout autant au niveau de l’existant que du plan d’amélioration correspondant, ces sociétés ont l’obligation de commencer à se renseigner sur le sujet. L’existence d’une contrainte portant sur la mise en place d’un tel plan d’amélioration implique par ailleurs la nécessité d’instaurer une forme de monitoring portant sur le sujet de la biodiversité ainsi qu’une communication mettant en avant un progrès continue sur ce thème d’année en année. Force est de constater que bien que cela ne soit pas encore forcément le cas pour l’année 2023, le sujet de la biodiversité et de la nature va devenir un élément central du positionnement et de la réputation des sociétés de gestion françaises en termes de durabilité.
Cette dynamique va également bientôt s’appliquer à l’échelle européenne à travers la taxonomie verte de l’Union européenne.
Cette taxonomie verte dresse la liste des activités économiques qui sont durables sur le plan environnemental. Son objectif ultime est de construire un langage commun et une définition claire de ce qui est « durable ». Pour ce faire, elle établit des critères d’évaluation qui permettront de déterminer dans quelle mesure une activité économique peut être qualifiée de durable sur le plan environnemental et social. En s’en tenant à une norme unique et transparente de ce qui est durable, les acteurs du marché financier auront plus de clarté pour décider dans quelles entités investir en fonction de leurs scores de durabilité.
Le règlement européen sur la taxonomie établie six objectifs environnementaux, à savoir :
- L’atténuation du changement climatique
- L’adaptation au changement climatique
- L’utilisation durable et la protection des ressources en eau et des ressources marines
- La transition vers une économie circulaire
- La prévention et le contrôle de la pollution
- La protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes
Les critères de sélection requis pour mesurer comment apporter une contribution substantielle aux 2 premiers critères (atténuation du changement climatique et adaptation) ont déjà été définis dans un premier acte délégué.
Actuellement, la Commission européenne n’a pas encore publié l’acte délégué qui définit les critères de sélection correspondant aux quatre derniers objectifs environnementaux, dont fait partie la biodiversité (la “Tax4”). Un rapport qui établit un plan détaillé de recommandations techniques pour les quatre objectifs environnementaux non climatiques a été rédigé et publié.
Le rapport couvre plus de 60 activités économiques dans 12 secteurs, dont le transport, la pêche, la fabrication, l’approvisionnement en eau, la gestion des déchets et la gestion des risques de catastrophes.
Les éléments spécifiques de la Taxonomie sont intégrés dans d’autres textes de lois majeurs du plan d’action de la commission européen pour le financement de la croissance durable, mais également dans l’article 29 de la loi Énergie-Climat. Tout comme c’est le cas aujourd’hui pour le changement climatique, le sujet de la biodiversité va intégrer pleinement l’espace réglementaire européen et français, notamment en ce qui concerne les textes s’appliquant spécifiquement aux investisseurs.
Le développement d’initiatives de marché spécialisées sur le sujet de la biodiversité et de la nature à travers l’exemple du TNFD.
En 2015, suite à la demande du G20, la Task Force for Climate-related Financial Disclosure (TCFD) est créée. L’objectif de ce groupe de travail est de définir des recommandations portant sur la publication d’informations par les entreprises permettant de mieux évaluer le risque climatique, notamment du point de vue des investisseurs.
Deux ans plus tard, en juin 2017, la TCFD publie un rapport contenant ses 11 recommandations finales ainsi qu’un cadre permettant aux entreprises de développer et d’améliorer leur reporting climatique à travers leurs processus de reporting existants (TCFD, 2017). Depuis la publication de ce rapport, le pourcentage d’entreprises qui divulguent des informations alignées avec le cadre de la TCFD a augmenté, tout comme la quantité d’informations divulguées.
Dans son rapport d’étape de 2022, la TCFD indique que sur 1 400 entreprises examinées, 80 % des entreprises ont divulgué des informations conformes à au moins une des recommandations de la TCFD, et 40 %, à au moins cinq de ces recommandations. À la fin de l’année 2022, plus de 3 800 organisations se sont engagées à soutenir la TCFD. Plus de 60 % des gestionnaires d’actifs interrogés indiquent qu’ils communiquent des informations liées au climat et 50 % d’entre eux communiquent des informations alignées sur au moins cinq des onze recommandations du TCFD (TCFD, 2022).
L’utilisation croissante du cadre du TCFD depuis son rapport initial de 2017, bien que moins importante que ce que le groupe de travail avait souhaité, démontre malgré toute la réussite de cette initiative. Pendant cette même période, la biodiversité et les risques liés à la nature ont fait l’objet d’une attention croissante de la part des grandes institutions internationales et des régulateurs. Cela a conduit à l’élaboration d’un autre cadre majeur de gestion et de divulgation des risques portant sur les défis spécifiques à la nature et à la biodiversité : la Taskforce for Nature-related Financial Disclosure (TNFD).
Les recommandations finales de la TNFD seront publiées en septembre 2023. A ce stade de son développement, la TNFD a les objectifs suivants :
- Aider les entreprises à s’aligner sur les normes de bonnes pratiques et les outils déjà utilisés par le marché.
- Être adaptable et flexible quant aux approches des entreprises en matière de reporting sur la biodiversité et les risques liés à la nature
- Encourager l’action des entreprises en matière de reporting
- Permettre un cheminement structuré vers un reporting accru au fil du temps.
À des fins pratiques, le cadre de la TNFD s’alignera autant que possible sur celui de la TCFD. Pour ce faire, celui-ci s’appuie sur les 11 recommandations originales de la TCFD en matière de reporting de la manière suivante :
- 7 recommandations de la TCFD seront directement applicables dans le cadre de la TNFD avec très peu de changements nécessaires
- 4 recommandations vont nécessiter une adaptation spécifique au sujet de la biodiversité et de la nature
- 4 recommandations supplémentaires spécifiques à la TNFD seront proposées
La publication des recommandations TNFD à la fin de l’année 2023 marquera la finalisation d’un premier cadre d’analyse pour la biodiversité similaire à celui constitué pour le changement climatique. Ensemble, il semblerait que le cadre mondial pour la biodiversité de la COP 15, la réglementation française et européenne et les recommandations du TNFD vont progressivement élever le sujet de la biodiversité au même niveau que celui du changement climatique pour les entreprises dans les années à venir.
Conclusion
Après le changement climatique, la biodiversité est en train de devenir un sujet phare de la durabilité pour les entreprises. Alors qu’il est plus difficile de définir simplement les problématiques liées à la biodiversité, les institutions inter-gouvernementales, régulateurs et créateurs de normes profitent du travail déjà effectué sur le thème du changement climatique pour cadrer efficacement ces problématiques.
Alors que la plupart des entreprises financières et non-financières sont encore en train de s’adapter aux nouvelles obligations de reporting climatique, celles-ci doivent dès à présent réfléchir également à leur rôle vis-à-vis de la biodiversité et de la nature, et à leur alignement avec la réglementation et les nouvelles normes de marché en développement. Dans un contexte où le secteur privé est en train d’essayer de définir son rôle et son approche générale sur la notion de durabilité, il semble que chaque sujet majeur portant sur la dimension environnementale de cette notion soit abordé de façon de plus en plus détaillée et spécifique avec le temps.
Changement climatique, puis biodiversité. Mais il est d’ores et déjà possible d’imaginer que suivront bientôt d’autres problématiques majeures de l’environnement, au regard notamment des objectifs environnementaux mis en avant par la Commission Européenne : utilisation durable et protection des ressources en eau et des ressources marines, transition vers une économie circulaire, prévention et contrôle de la pollution. Au regard du progrès effectué sur le sujet de la durabilité et de l’environnement par les institutions qui régissent les marchés, il semblerait qu’il soit indispensable à l’entreprise de demain de connaître son rôle et son impact au sein de l’environnement de façon de plus en plus détaillée. Ces entreprises doivent dès à présent se préparer à cette possibilité.
Références
Rockström, J., Steffen, W., Noone, K., Persson, Å., Chapin, F.S., Lambin, E.F., Lenton, T.M., Scheffer, M., Folke, C., Schellnhuber, H.J. and Nykvist, B., 2009. A safe operating space for humanity. nature, 461(7263), pp.472-475.
TCFD, 2017. Recommendations of the task force on climate-related financial disclosures. Task Force on Climate-related Disclosures.
TCFD, 2022. Overview. Task Force on Climate-related Disclosures.
[1] Voir https://finance.ec.europa.eu/publications/renewed-sustainable-finance-strategy-and-implementation-action-plan-financing-sustainable-growth_en
[2] Voir https://www.fsb-tcfd.org/publications/
[3] Voir https://www.unep.org/un-biodiversity-conference-cop-15
[4] Voir https://finance.ec.europa.eu/sustainable-finance/tools-and-standards/eu-taxonomy-sustainable-activities_en
[5] Voir le décret d’application correspondant à l’article 29 de la loi énergie-climat https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043541738
[6] Voir https://tnfd.global/
[7] Voir https://www.cbd.int/doc/c/e6d3/cd1d/daf663719a03902a9b116c34/cop-15-l-25-en.pdf